La Tunisie cumule les crises dans tous les domaines, avec des moyens limités pour y faire face. Crises sanitaire, économique, sécuritaire, qui s’inter-alimentent et auxquelles est venue s’ajouter une crise politique avec l’arrivée aux affaires il y a quinze mois, d’un nouveau président de la République Kaies SAIED et d’une assemblée parlementaire présidée par Rached GHANNOUCHI.
Le torchon brûle entre les deux hommes. Faisant suite au remaniement ministériel intervenu courant janvier, le président SAIED tenu à l’écart de ces nominations a répliqué en menaçant, à l’occasion d’un conseil de sécurité, de ne pas recevoir les prestations de serment des nouveaux ministres.
Dans une conférence virtuelle tenue le 30 janvier, Rached GHANNOUCHI devait répliquer en rappelant que la Tunisie était désormais un régime parlementaire et que le rôle du chef de l’état était purement « symbolique » notamment en ce qui concerne la nomination des ministres, son rôle se limitant à recueillir leur serment.
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Sous le coup d’un régime autoritaire depuis son indépendance, la Tunisie a eu la volonté, après ce que l’on a appelé « la révolution du jasmin » en 2011, d’instituer une démocratie, mais avec des gardes fous pour éviter toute tentation ou tentative d’un retour à l’exercice solitaire du pouvoir.
Dans cet esprit, la constitution de 2014 a réduit les attributions du président au profit de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) qui détient désormais l’essentiel des pouvoirs mais avec un mode de scrutin qui rend pratiquement impossible pour un parti, de détenir à lui seul la majorité absolue.
Les parlementaires sont en effet élus à un scrutin de liste et à la proportionnelle, ce qui crée un émiettement de la représentation et la nécessité pour pouvoir gouverner, de constituer des majorités de circonstances, pouvant fluctuer au gré des partis qui la composent.
Une situation génératrice d’une instabilité gouvernementale, qui s’illustre notamment par des surenchères périodiques des partis de la coalition, pour l’obtention de portefeuilles ministériels.
Dans la nouvelle constitution, le président de la République est toujours élu au suffrage universel direct, voie « royale » de la démocratie qui lui donne une force politique maximum, mais désormais inutile, les pouvoirs qui lui sont attribués n’étant pas susceptibles de lui permettre de gouverner, ni de peser de façon significative sur l’activité gouvernementale.
Pour que le président de la République chef de l’exécutif puisse gouverner, il doit en effet disposer à l’Assemblée des Représentants du Peuple d’une force politique suffisante, composée d’élus, issus de son propre parti (s’il en a un) ou d’élus d’autres partis, disposés à le soutenir et à lui permettre de constituer une majorité.
Le problème de Kaies SAIED, contrairement à son prédécesseur Beji Caïd Es Sebsi, est qu’il n’a ni parti, ni élu susceptible de le soutenir.
De la sorte, la majorité qui s’est constituée à l’Assemblée, après les élections de 2019, est une coalition sans lien avec le président de la République, composée d’Ennhada (parti islamiste dirigé par Rached GHANNOUCHI) de Qalb Tunes (fondé par l’homme d’affaires Nabil KAROUI), de Tahya Tunes (avec à sa tête l’ancien chef de gouvernement Youssef CHAHED) et de La Réforme, (un groupement composé de parlementaires de cinq petits partis).
Cette coalition dirige le pays, avec un chef de gouvernement nommé certes par le président, mais qui est comme l’ensemble du gouvernement, choisi en fait et « adoubé » en droit par l’ARP, qui seule peut le censurer.
On ne comprend alors pas pourquoi, Kaies SAIED, constitutionaliste de renom a pu négliger l’élection législative, alors qu’il savait que c’était la clé du pouvoir, contrairement à la plupart des autres candidats et en particulier à Nabil KAROUI son adversaire du deuxième tour de l’élection présidentielle du 13 octobre 2019, qui a présenté une liste Qalb Tunes, aux législatives du 6 octobre 2019.
Qalb Tunes, battu à la présidentielle deviendra le deuxième groupe à l’ARP, derrière Ennahda. Ils dirigent le pays avec d’autres, sans s’occuper de Kaies SAIED, alors que pourtant à la présidentielle, Ennahda avait fait voter pour ce dernier contre Nabil KAROUI …
Rached GHANNOUCHI leader d’Ennahda, rompu à l’art de la politique, avait tout intérêt à avoir un président sans élu, donc sans pouvoir, plutôt qu’un président disposant d’un groupe important de députés. Kaies SAIED élu sans député, pour gouverner ce sera avec Qalb Tunes et ses 26 députés.
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Vain combat que celui du refus de procéder à la prestation de serment des ministres nommés, mené par le président SAIED. Ancien professeur de droit constitutionnel, il sait mieux que quiconque que l’article 89 de la constitution prévoit que seuls les ministres et secrétaires d’Etat de la défense et des affaires étrangères sont choisis par le chef du gouvernement en concertation avec le Président de la République.
Une position difficilement tenable compte tenu de surcroit des motifs qu’il invoque : certains des ministres nommés seraient impliqués dans des affaires de conflits d’intérêts et de corruption.
Une argumentation peu solide car susceptible, en l’absence de décision judiciaire définitive, de porter atteinte à la présomption d’innocence et à la séparation des pouvoirs, principes reconnus par le droit tunisien.
Le président Kaies SAIED se trouve dès lors dans un piège, dont on voit mal comment il sortira :
Tout refus persistant dans le non accomplissement de la formalité constitutionnelle de prestation de serment le mettra en difficulté comme étant de nature à perturber le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et serait susceptible d’être qualifié de comportement fautif.
Si en revanche le président venait à céder et on ne voit pas comment il pourrait en être autrement, ses adversaires tiendraient là le moyen d’exploiter un tel recul. Outre que cela validerait l’affirmation de Rached GHANNOUCHI selon laquelle dans la constitution de 2014, le président de la République n’a qu’un rôle symbolique, cela ternirait durablement son aura présidentielle.